CHAPITRE IX
— Figurez-vous que je me suis laissé dire… commença Miss Prescott, baissant le ton et regardant autour d’elle avec méfiance.
Miss Marple rapprocha sa chaise. Bien longtemps que la sœur du chanoine et elle, n’avaient eu l’occasion de se parler à cœur ouvert ! Cela venait du fait que les ecclésiastiques étant des hommes ayant un sens de la famille très poussé, Miss Prescott se trouvait presque toujours accompagnée de son frère, et sans aucun doute il s’avérait plus difficile aux deux vieilles demoiselles de commenter quelques ragots lorsque le jovial clergyman leur tenait compagnie.
— … Il semblerait, continua-t-elle, d’un air mystérieux, quoique, naturellement, je me défende de faire allusion au moindre scandale, et qu’en vérité je ne sois au courant de rien…
— Je vous comprends, l’encouragea Miss Marple.
— Il semblerait donc qu’il y ait eu une histoire grave alors que sa première épouse était encore en vie ! Apparemment, cette Lucky qui devait être cousine de sa femme décédée, vint les rejoindre ici, et je crois savoir qu’elle travailla avec lui sur les fleurs ou les papillons. Les gens se mirent à parler parce qu’ils s’entendaient presque trop bien tous les deux, si vous voyez ce que je veux dire ?
— On s’intéresse tellement aux détails de la vie privée d’autrui !
— Et, bien sûr, lorsque sa femme mourut si soudainement…
— Elle mourut ici, sur cette île ?
— Non. Ils étaient à la Martinique, ou à Tobago à l’époque. Mais d’après les renseignements que j’ai recueillis de personnes présentes au moment où c’est arrivé et qui sont venues ici après, le docteur ne se montrait pas très satisfait…
— À ce point-là ?
— Il ne s’agissait que de ragots. Ce qu’il y a de certain, c’est que Mr Dyson s’est remarié tout de suite. (Elle baissa encore le ton de sa voix.) Pensez donc ! à peine un mois plus tard.
— Un mois !
Les deux femmes se regardèrent.
— Dans un sens c’était très cruel pour la disparue sans aucun doute… Y avait-il de l’argent ?
— Je ne pourrais l’affirmer. Il ne cesse de répéter que sa femme est sa « mascotte ». Peut-être l’avez-vous entendu ?
— Oui, je suis au courant.
— Il y en a qui pensent que cela signifie qu’il a eu de la chance d’épouser une femme riche. Toutefois, Lucky est très jolie, si l’on aime son genre. Et pour ma part, je serais tentée de croire que c’était la première Mrs Dyson qui avait de l’argent.
— Et les Hillingdon sont-ils riches eux aussi ?
— Disons qu’ils sont à l’aise. Ils ont deux garçons qui poursuivent leurs études dans des écoles privées, et ils voyagent la plus grande partie de l’hiver.
Le chanoine apparut à ce moment-là et suggéra une promenade pour faire un peu d’exercice. Miss Prescott se leva pour se joindre à lui. Miss Marple préféra rester où elle était.
Quelques minutes plus tard, Gregory Dyson passa devant elle, se dirigeant à grandes enjambées vers l’hôtel. Il lui adressa un signe de la main et lança en riant :
— J’aimerais savoir à quoi vous pensez !
La vieille, demoiselle se demanda ce que serait sa réaction si elle lui répondait :
« Je me posais la question de savoir si vous étiez un meurtrier ? »
Vraisemblablement en était-il un. L’hypothèse cadrait tellement bien avec cette histoire de la mort de la première Mrs Dyson ! D’ailleurs, le major Palgrave avait nettement évoqué les époux se débarrassant de leurs conjointes, se référant plus particulièrement au cas classique « des femmes mariées noyées dans leur baignoire ».
La seule objection venait de ce que cela collait presque trop bien. Mais la vieille demoiselle se gourmanda pour cette pensée. Pour qui se prenait-elle donc pour souhaiter des Crimes Faits sur Mesure ?
Une voix au timbre rauque la fit sursauter :
— Avez-vous vu Greg quelque part, Miss-Miss…
— Il vient de passer en direction de l’hôtel.
— Je l’aurais parié ! s’écria Mrs Dyson en poursuivant son chemin.
Elle paraissait de fort méchante humeur. Jane Marple estima qu’elle devait avoir une quarantaine d’années et qu’elle les portait largement ce matin et elle fut prise d’une pitié soudaine pour toutes les Lucky du monde, si vulnérables aux injures du temps.
Un bruit, derrière elle, l’obligea à se retourner. Mr Rafiel, soutenu par Jackson, faisait sa première apparition quotidienne, sortant juste de son bungalow. Jackson l’installa sur sa chaise roulante et s’affaira autour de lui. Mr Rafiel eut un geste d’impatience et son serviteur s’éloigna pour gagner l’hôtel.
Miss Marple ne perdit pas une minute, car le vieux monsieur ne restait jamais seul longtemps. Esther Walters viendrait probablement le rejoindre bientôt. Elle désirait s’entretenir avec lui sans témoin, et devait profiter de son isolement passager. Il lui importait d’aller droit au but pour expliquer sa démarche, car le vieil original ne goûtait guère le genre de conversations futiles des dames âgées, et risquait de se retrancher dans son bungalow, persuadé d’être victime d’une persécution.
Elle s’avança vers lui, prit un siège, s’assit et annonça d’un trait :
— Je voudrais vous demander quelque chose, Mr Rafiel.
— D’accord, d’accord, je vous écoute. Il s’agit d’une souscription, j’imagine ? Mission africaine ou réparation d’église ?
— Certes, je m’intéresse beaucoup à ces questions et, le cas échéant, je ne refuserais pas un don. Mais c’est d’une toute autre question qu’il me plairait de vous entretenir. Le major Palgrave vous a-t-il jamais raconté une histoire à propos d’un meurtre ?
— Oh ! Alors il vous l’a débitée à vous aussi, hein ? Et je suppose que cela vous a impressionnée ?
— À la vérité je ne sais quoi en penser. Que vous a-t-il dit exactement ?
— Une allusion, il me semble, à une ravissante créature, une sorte de Lucrèce Borgia réincarnée : belle, jeune, cheveux dorés, la perfection quoi ! Décontenancée, Miss Marple insista :
— Mais qui a-t-elle tué ?
— Son mari, naturellement.
— Poison ?
— Non, plutôt un somnifère, après quoi elle lui mit la tête dans le four. Une garce pleine de ressources, comme vous voyez. Après, elle déclara qu’il s’agissait d’un suicide et s’en tira ainsi à bon compte. Responsabilité atténuée comme on dit aujourd’hui quand on a affaire à une jolie femme ou à quelque jeune dévoyée trop gâtée par sa mère. Pouah !
— Le major vous a-t-il montré une photo ?
— Quoi – une photo de la femme en question ? Non. Pourquoi l’aurait-il fait ?
Miss Marple était complètement perdue. Apparemment le major Palgrave semblait avoir passé son existence à raconter non seulement ses exploits touchant les tigres qu’il avait tués et les éléphants qu’il avait chassés, mais encore ses rencontres avec des meurtriers. Peut-être détenait-il tout un répertoire d’histoires criminelles…
Mr Rafiel ramena Miss Marple à la réalité en hurlant :
— Jackson !
Il n’y eut pas de réponse.
— Voulez-vous que je vous l’envoie ? offrit-elle aimablement en se levant.
— Vous ne le trouverez pas ! Il joue sûrement les matous quelque part. Pas bien ce garçon… très mauvais caractère… Mais il me convient.
— Je vais le chercher.
Miss Marple dénicha le fautif assis à l’autre bout de la terrasse, en train de boire un verre en compagnie de Tim Kendal.
En apprenant que son patron le réclamait, le jeune homme eut une grimace, vida son verre et se redressa, hargneux.
— Ça recommence ! Deux appels téléphoniques et une démarche à la cuisine pour son régime… je me figurais que tout cela m’aurait donné un répit d’un quart d’heure. Eh bien ! non. Merci de vous être dérangée, Miss Marple. Merci pour la boisson, Mr Kendal.
Il s’éloigna rapidement.
— Je suis désolé pour ce type, remarqua Tim. Je l’invite de temps à autre à prendre un verre pour lui remonter le moral. Puis-je vous offrir quelque chose, Miss Marple ? Que diriez-vous d’un citron pressé ? Je sais que c’est votre boisson préférée.
— Pas maintenant, merci. Je suppose que s’occuper de quelqu’un comme Mr Rafiel doit être bien astreignant. Les invalides sont souvent si pénibles.
— Ce n’est pas vraiment le problème. Jackson est très bien payé et doit s’attendre en échange à supporter des caprices. Le vieux Rafiel n’est pas un mauvais patron. Je voulais plutôt exprimer… comment dirais-je… sa situation sur le plan social. Le monde est tellement snob, il n’y a personne ici qui corresponde à son milieu. Il est plus qu’un domestique et moins que la plupart de nos hôtes. Un peu dans le genre des gouvernantes victoriennes. Même la secrétaire, Mrs Walters, estime qu’elle est à un échelon au-dessus de lui. Ça complique les choses… Tim s’interrompit, puis ajouta amèrement :
— C’est incroyable le nombre de problèmes qu’on découvre dans un endroit comme celui-ci.
Le docteur Graham traversa la terrasse, un livre sous le bras, et alla s’asseoir à une table face à la mer.
— Le docteur Graham a l’air soucieux, remarqua Miss Marple.
— Oh ! nous avons tous nos ennuis…
— Vous aussi ? À cause de la mort du major Palgrave ?
— J’ai cessé de m’inquiéter à ce sujet. Tout le monde semble avoir déjà oublié. Non… C’est ma femme, Molly. Connaissez-vous quelque chose dans les rêves ?
— Les rêves ?
— Oui, les mauvais rêves… les cauchemars. Molly semble en avoir constamment et qui l’effraient.
Existe-t-il un moyen de les dissiper ? Elle prend des drogues pour dormir et prétend que c’est pis. Elle se bat dans son sommeil pour se réveiller mais n’y parvient pas toujours.
— Quelles sortes de rêves fait-elle ?
— Quelqu’un ou quelque chose la pourchasse. Ou bien on la surveille, on l’espionne. Même éveillée elle garde longtemps cette impression.
— Mais les médecins…
— Elle ne veut pas en entendre parler. Enfin… il n’y a qu’à espérer que ça lui passera. Voyez-vous, nous étions si heureux ! Tout paraissait si merveilleux ! Et maintenant… Peut-être est-ce la mort du vieux Palgrave qui l’a bouleversée. Elle semble être devenue une autre depuis…
Il se leva.
— Je dois continuer le travail de la journée… Vous êtes sûre que vous ne voulez pas ce citron pressé ?
Elle hocha la tête, et resta seule, préoccupée. Après un coup d’œil au docteur Graham, elle se décida.
— Je dois vous présenter des excuses, docteur.
— Vraiment ?
Amusé il avança une chaise à la vieille demoiselle.
— J’ai bien peur d’avoir agi envers vous de manière honteuse. Je vous ai délibérément menti.
— Est-ce possible ? Eh bien, libérez votre conscience. Voyons à propos de quoi, ce gros mensonge ?
— Vous vous souvenez que je vous ai parlé d’une photo de mon neveu que je montrai un jour au major qui ne me la rendit pas ?
— En effet. Je suis désolé que nous n’ayons pu vous la retrouver.
— Cette photo n’a jamais existé, murmura d’une voix confuse, la coupable.
— Par exemple !
— J’ai inventé l’histoire.
— Vous l’avez inventée ? Dans quel but ? Miss Marple lui relata les faits sans les commenter et l’attitude du major qui, sur le point de lui montrer une photo, s’était soudain ravisé. Puis elle en vint à sa propre curiosité et à son désir d’essayer d’obtenir cette photo par l’intermédiaire du médecin.
— … Et je ne pouvais avoir votre aide qu’en vous exposant quelque chose de totalement différent. J’espère que vous me pardonnerez ?
— Vous pensez franchement qu’il s’apprêtait à vous montrer la photo d’un criminel ?
— Oui, d’après ses dires.
— Et… vous l’avez cru ?
— Je ne sais si je le crus sur le moment. Mais voyez-vous, docteur, le lendemain il était mort.
— Oui (répondit machinalement le médecin, soudain frappé par la brutalité de cette remarque)… le lendemain il était mort…
— Et la photo a disparu.
Le docteur Graham regarda sa voisine ne sachant trop quoi lui répondre.
— Excusez-moi, Miss Marple, mais ce que vous m’exposez maintenant… dois-je y ajouter foi ?
— Vos doutes ne m’étonnent guère. J’aurais la même réaction à votre place. Oui, c’est vrai, mais je réalise que vous n’avez que ma parole pour me croire. Cependant, même si vous ne me jugez pas sincère, je pense avoir bien agi en vous prenant pour confident.
— Pourquoi ?
— Je me suis convaincue que vous deviez être mis au courant, au cas où…
— Au cas où ?…
— Où vous décideriez de prendre l’affaire en main.